La langue arabe en tête des charts israéliens grâce à trois sœurs yéménites

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Originally published on Middle East Eye on Oct. 20, 2015.

Le clip de cette chanson a été vu 1,2 million de fois et a attiré des milliers de fans dans tout le Moyen-Orient

TEL AVIV, Israël – Tout l’été, les rues et les bars de la ville la plus branchée d’Israël ont vibré au rythme d’un air peut-être un peu inattendu : celui de trois femmes qui chantent à tue-tête en dialecte arabe yéménite, accompagnées de la pulsation massive d’une darbouka.

« Habib Galbi », le hit que personne n’attendait — interprété par un groupe de trois sœurs israéliennes d’origine yéménite connues sous le nom d’A-WA — a réussi à se hisser en tête des charts du pays, pulvérisant les records et toutes les attentes. Cette chanson s’est aussi largement imposée à l’étranger, son clip ayant récolté 1,2 million de vues et attiré des milliers de fans dans tout le Moyen-Orient.

La chanson se base en fait sur un air que leur grand-mère — née à Ibb, au Yémen, mais qui a émigré en Israël en 1949 — a appris aux trois chanteuses du groupe ; et pour ces sœurs, Tair, Liron et Tagel, le reprendre était quelque chose de tout à fait naturel.

Mais cet été, c’est la première fois dans l’histoire d’Israël qu’une chanson en langue arabe est arrivée en tête des charts, et son bon accueil à l’étranger, dans des pays avec lesquels Israël est en guerre depuis près de 70 ans, a poussé de nombreux experts à se demander si cette chanson était le signe d’un rapprochement culturel qui ramènerait l’espoir et réchaufferait le climat des relations politiques dans la région, de plus en plus tendues.

« Nous aidons les jeunes à s’ouvrir » à la musique yéménite

Nées dans le petit village de Shaharut, au milieu du désert, dans la vallée d’Arabah située au nord d’Eilat, les trois sœurs Haïm qui composent le groupe A-WA ont commencé à chanter des airs yéménites dès leur plus jeune âge.

Tair, l’aînée du groupe, a déclaré à Middle East Eye qu’à la maison, la famille écoutait des genres musicaux très variés, mais que la musique yéménite était toujours présente aux mariages, aux cérémonies du henné et dans d’autres fêtes auxquelles elles ont participé.

« La musique yéménite était quelque chose de très particulier pour nous, elle nous retournait complètement. Mon premier souvenir de musique yéménite, c’était quand j’avais 5 ans et que j’assistais à une cérémonie du henné pour mon oncle. Il y avait une chanteuse avec un tambour, elle chantait d’une voix tellement hors du commun que cela a attiré mon attention, et j’ai commencé à l’imiter. »

À partir de ce moment, Tair a commencé à chanter de la musique yéménite, et ses deux petites sœurs lui ont vite emboîté le pas. Toute la famille avait l’habitude de regarder le film en arabe diffusé hebdomadairement par la télévision israélienne dans les années 60 et 70, et les trois sœurs ont appris petit à petit d’autres styles de musique arabe en plus du chant yéménite.

« On se mettait un foulard autour de la taille et on faisait de la danse du ventre en regardant le film, on suivait la musique. On a toujours adoré ça, et on a toujours trouvé ça pas mal, et même bien plus que ça — on trouvait que c’était une culture et une langue superbes », a déclaré Liron, la cadette de 30 ans, à MEE.

Malgré le fait que la langue et la culture arabes soient largement dénigrées au sein de la société israélienne depuis la création de l’État en 1948, Liron a remarqué qu’à la maison, « nous avons grandi en écoutant aussi bien de la musique en hébreu qu’en arabe. L’arabe n’était pas étranger à nos oreilles. »

« Habib Galbi » appartient à un genre de chansons traditionnelles qui ne sont chantées au Yémen que par les femmes. Tandis que la musique juive yéménite la plus célèbre est représentée par les hymnes religieux en hébreu qu’on appelle des piyoutim, la musique profane — et en particulier la musique féminine — est chantée en arabe, la langue maternelle de cette communauté.

Bien que beaucoup de chanteurs israéliens originaires du Moyen-Orient reprennent des chansons des pays arabes dont ils sont originaires, ils en traduisent souvent les paroles en hébreu, ou alors ils réutilisent des airs religieux qui étaient en hébreu à l’origine.

Mais les sœurs d’A-WA ont expliqué qu’elles n’avaient jamais envisagé cette option.

« Pour nous, c’était tout naturel de choisir la langue arabe. C’est plus authentique, et ça nous semblait juste… Il ne nous est même jamais venu à l’esprit de traduire ces chansons. On voulait les garder comme elles étaient, et juste les reprendre dans notre propre style », a expliqué Liron à MEE.

Et ce fut un pari gagnant pour les trois sœurs. Leur clip « Habib Galbi », sorti au printemps, a vite fait le buzz, et leur premier album est paru en septembre.

« On est trois sœurs qui chantent de la musique yéménite. C’est très rare que des femmes israéliennes, en particulier des jeunes, chantent ce genre de musique, parce qu’aujourd’hui on l’entend seulement dans les réunions privées, et ce sont généralement de vieilles femmes qui l’interprètent », a expliqué Liron à MEE.

« Mais nous, on a ramené cette musique sur le devant de la scène, et on lui a insufflé un groove plus moderne qui permet à des jeunes de s’y ouvrir également. »

L’histoire tumultueuse de la culture arabo-juive en Israël

Mais alors que l’histoire peut paraître simple au premier abord — celle de trois sœurs qui redonnent vie aux chansons de leur grand-mère — l’histoire d’A-WA est mêlée à la sombre histoire de la suppression de la culture arabe en Israël.

Environ 50 % des Israéliens sont des mizrahim, c’est-à-dire des juifs dont les origines remontent au Moyen-Orient, en comparaison avec les 30 % qui sont des ashkénazes, juifs originaires d’Europe. Un grand pourcentage de mizrahim sont des juifs arabes, c’est-à-dire qu’ils sont originaires de pays arabophones comme le Yémen, le Maroc, l’Irak, et beaucoup d’autres. En outre, environ 20 % des citoyens israéliens sont palestiniens, et sont donc également arabophones.

À première vue, le succès commercial d’une chanson en arabe en Israël semble tout à fait attendu, étant donné que la majorité de la population parle l’arabe ou a des origines arabes, toutes religions confondues.

Mais il y a une raison qui fait de « Habib Galbi » la première chanson en arabe à atteindre la tête des charts dans l’histoire israélienne. Pendant des décennies, la musique arabe — et dans une plus large mesure la musique des mizrahim — a été interdite sur les radios israéliennes, dans le cadre de ce qui est considéré comme une suppression culturelle à vaste échelle.

Depuis les années qui ont suivi la création de l’État d’Israël en 1948 et qui ont vu l’arrivée de près de 700 000 juifs arabes — une résultante de la migration volontaire aussi bien que de la persécution des juifs dans les pays arabes faisant suite à l’expulsion des Palestiniens de ce qui était devenu le sol israélien —, le gouvernement a très largement cherché à les « désarabiser » et à les assimiler dans une idée euro-centrée de la culture hébraïque israélienne.

Dans ce processus, on a pu constater l’intense stigmatisation de la langue arabe, et un procédé visant à forcer les immigrants à adopter la langue hébraïque à la maison.

Uri Horesh, linguiste israélien qui s’intéresse à la relation entre l’arabe et l’hébreu dans l’Israël contemporain, a déclaré à MEE qu’en conséquence de la suppression de la langue arabe à cette période, « beaucoup de juifs arabes âgés vivant en Israël ont tout simplement arrêté de parler l’arabe, même ceux dont c’était la langue maternelle. »

Dans le même temps, leurs enfants ont eux aussi évité très largement cette langue, en particulier car elle était de plus en plus associée à « l’ennemi ». Historiquement, la culture arabe aurait pu être l’héritage commun des musulmans, des chrétiens et des juifs, mais avec l’avènement du sionisme et l’idée d’un « État juif » à part, une ligne de démarcation est apparue entre « les juifs » d’un côté et « les Arabes » de l’autre.

Dans cette atmosphère, l’identité « arabo-juive » est devenue de plus en plus difficile à préserver, et beaucoup d’immigrants de la première génération ont refusé de transmettre leur langue aux générations futures.

Dans les années 70, le monopole ashkénaze sur la culture israélienne a été progressivement mis à mal tandis que la musique des mizrahim a commencé à s’inviter sur les ondes publiques pour la première fois après avoir été strictement réservée aux réunions privées pendant des décennies. Mais ces chansons étaient toujours en hébreu — bien que souvent dans un hébreu prononcé avec l’accent arabe — et leur association avec l’identité arabe était estompée.

Les membres de la deuxième génération d’Israéliens ont lentement commencé à explorer leurs racines culturelles dans le monde arabe, et, à la fin des années 80, quelques interprètes israéliens ont commencé à chanter eux aussi en arabe de temps à autres. La plus célèbre d’entre eux était Ofra Haza, une artiste yéménite qui a redonné vie à nombre d’anciennes chansons qui se perdaient de plus en plus à mesure que la première génération s’éteignait et que la deuxième et la troisième « s’israélisaient » davantage.

Au Moyen-Orient sans y être intégré ?

Même quand Israël a tremblé au tout début des années 90 et que l’occupation et le système d’apartheid à l’encontre des Palestiniens ont commencé à s’institutionnaliser et à se renforcer, la culture populaire israélienne a gravité de plus en plus autour de formes artistiques issues du Moyen-Orient.

« On constate cette anomalie qui est que d’un côté, les Israéliens reconnaissent qu’ils font partie du Moyen-Orient et qu’au moins la moitié de la population [juive] trouve ses origines au Moyen-Orient », a expliqué Uri Horesh à MEE. « Ils le reconnaissent dans les faits. Mais de l’autre côté, les gens disent : ‘’bon, en fait on est un pays occidental, on se sent plus proches de l’Europe’’. »

Cependant, Uri Horesh a attiré l’attention sur le fait que le succès de « Habib Galbi » évoque une vérité plus sombre sur le racisme qui règne dans la société israélienne. Tandis que pour les mizrahim l’idée de se tourner vers leur culture originelle poursuit son chemin, elle ne s’accompagne pas d’une tolérance grandissante.

« Il y a eu un changement au sein de la communauté juive. Tandis que l’élite ashkénaze des années 50 et 60 prenait de haut les gens dont les ancêtres étaient des mizrahim, aujourd’hui il est tout à fait tabou de dire quoi que ce soit de raciste à l’encontre d’un juif, quelle que soit son origine », a déclaré Uri Horesh.

« Bien sûr, il y a du racisme dans la rue, mais dans les propos officiels, on ne le rencontre pas et il est très condamné. Ce n’est bien sûr pas pareil que le racisme contre les Palestiniens, les musulmans ou encore les non-juifs. Dans la société israélienne, il est tout à fait acceptable d’avoir des préjugés contre les Palestiniens.

« Faire n’importe quelle association entre un élément de la vaste culture juive et l’identité arabe fait froncer les sourcils, surtout maintenant alors qu’il est devenu normal d’être raciste envers les Arabes », a-t-il ajouté.

Une dure réalité économique pour les mizrahim

Smadar Lavie, activiste féministe mizrahie et universitaire en poste à l’université Berkeley de Californie, a déclaré à MEE qu’elle éprouvait des « sentiments mitigés » à l’égard de l’actuel sursaut de la culture mizrahie et de l’intérêt manifesté par le grand public traditionnellement ashkénaze.

« Dans la sphère publique israélienne, on a observé une disparition complète des tentatives de débat sur une solution pacifique au conflit israélo-palestinien. Les juifs vivent le quotidien en faisant un déni complet de ce qui se passe en Cisjordanie et à Gaza. En parallèle, cependant, il y a une renaissance de la culture judéo-arabe chez les mizrahim, après des décennies de suppression par les pouvoirs hégémoniques ashkénazes. Paradoxalement, cette renaissance arabe s’accompagne d’un vote majoritaire des mizrahim pour les partis ultra-nationalistes », a-t-elle expliqué à MEE.

Tandis que l’usage de l’arabe par les mizrahim pourrait ressembler à une sorte de « résistance » culturelle après des décennies d’hégémonie ashkénaze et de discrimination en Israël, Smadar Lavie a avancé l’idée que ce phénomène « renforce en vérité le statu quo entre mizrahim et ashkénazes au sujet du contrôle du pouvoir, tout en faisant progresser sans interruption le projet sioniste qui vise à acquérir plus de contrôle sur un maximum de territoires peuplés d’un minimum de non-juifs. »

Elle a soutenu que mettre l’accent sur la culture arabe en oblitérant les questions politiques arabes fonctionnait comme un « mécanisme d’abrutissement », dans la mesure où les guerres menées en permanence par Israël contre les Palestiniens poussent les mizrahim à s’engager contre ces derniers, ce qui les décourage de se battre contre le racisme entre communautés juives.

En outre, la culture « n’est pas dangereuse et opère harmonieusement tant qu’elle ne s’attaque pas aux relations entre Israël et ses voisins arabes. » Ceci permet à Israël de se présenter comme un pays tolérant et multiculturel tout en dissimulant la réalité de ses pratiques politiques, a-t-elle argumenté.

Bien qu’elle affirme se réjouir du fait que la culture mizrahie ait infiltré les « bastions » de l’élite culturelle ashkénaze en Israël, Smadar Lavie regrette qu’« en définitive, ça ne débouche sur aucune amélioration du quotidien de la majorité mizrahie en Israël. Le néolibéralisme israélien profite principalement aux élites industrielles et entrepreneuriales ashkénazes. L’écart entre les classes se creuse, et il est de plus en plus difficile de parvenir à une certaine stabilité pour la plupart des ménages mizrahim en termes de logement et de nourriture. Les chansons poétiques ou en arabe à la mode qui sont interprétées par des mizrahim n’apportent pas de réponse à ce genre de problèmes ».

En plus de la suppression de leur culture, les mizrahim ont été relégués au dernier rang de la société juive israélienne depuis leur arrivée dans le pays, où on les a forcés à vivre dans des villes de développement situées en périphérie ou dans des ghettos urbains, et où ils se sont vu refuser l’accès à l’emploi et aux études.

Même aujourd’hui, les mizrahim ont cinq fois plus de risques d’être au chômage que les ashkénazes, et ont environ moitié moins de chances d’entrer à l’université ; de plus, les salaires moyens des juifs mizrahim sont en général environ un tiers moins élevés que ceux de leurs homologues ashkénazes.

Pour Smadar Lavie, ces réalités économiques — et les 60 ans de racisme institutionnalisé dont elles sont le reflet — éclipsent tout débat sur une éventuelle « renaissance mizrahie » qui s’inspirerait de chansons comme « Habib Galbi ».

Malgré la politique, les liens culturels persistent

Mais alors qu’il y a des raisons évidentes d’être pessimiste, tout le monde n’est pas prêt à perdre espoir.

Ted Swedenburg, anthropologue de l’université d’Arkansas qui a étudié la relation de la musique israélienne au monde arabe, a expliqué à MEE que selon lui, le succès de la chanson était « enthousiasmant ».

Il fait remarquer que l’ascension d’A-WA attire l’attention sur le fait que « malgré 70 ans de politique et de violence terribles », les liens culturels entre les mizrahim israéliens et le monde arabe persistent.

« D’un autre côté, a-t-il averti, si les politiques ne changent pas, alors ça n’ira pas plus loin. Il ne faut pas surestimer l’espoir que [cette chanson] nous donne. »

Étrangement, le battage médiatique autour du groupe s’est beaucoup intéressé au fait qu’un groupe « israélien » avait eu un grand succès dans le « monde arabe », allant même jusqu’à sous-entendre que les jeunes Arabes commençaient à avoir une meilleure opinion d’Israël.

Mais la réalité qui se cache derrière le phénomène de ce trio yéménite en langue arabe est bien plus complexe, comme le montre l’histoire de la production artistique mizrahie en Israël.

Cependant, pour les sœurs Haïm, le succès de leur groupe dans le monde entier est une aubaine qui leur permet d’établir des liens avec un vaste univers dont la plupart des Israélien sont isolés.

« Les gens qui nous regardent sur Internet et qui nous apprécient ne savent souvent pas d’où nous venons. On a même été contactées par des gens du Baloutchistan, qui nous ont demandé si nous étions originaires de chez eux, car nous portons des écharpes baloutches dans le clip », a expliqué Tair à MEE.

« Les gens nous demandent : ‘’Vous êtes du Yémen ? D’Israël ? ‘’ On adore le mystère qui plane autour de ça, car ça met la musique au centre des préoccupations, et ça nous semble mieux. »

« Nous sommes tous des êtres humains, et nous voulons tous les mêmes choses au bout du compte. La musique n’est pas salie par la politique. C’est un terrain d’entente, et c’est ce qui la rend belle. »

 

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.