Originally published on April 3, 2020 on Le Grand Continent.
Puisque les traditions des fêtes de fin d’année iraniennes (21 mars) sont rendues impossibles par l’épidémie de coronavirus, les Téhéranais trouvent dans la cuisine, la poésie et les amitiées imprévues des formes de consolation et d’espoir.
Le coronavirus a frappé l’Iran a un moment particulièrement difficile, après une période de crise d’une rare intensité avec les États-Unis, avant la nouvelle année (Nowrouz, le 21 mars) et les deux semaines de vacances qui l’accompagnent. Alex Shams, doctorant américano-iranien en anthropologie, nous conduit à travers Téhéran confiné pendant les fêtes de fin d’année.
À Téhéran, le 1er Farvardin 1399 (22 mars 2020),
premier jour de l’année iranienne
Les vacances de Nowrouz sont les plus importantes de l’année, un moment où les familles se retrouvent, où les voisins sont invités à manger, où les amis organisent de grandes fêtes pour célébrer le passage de la nouvelle année. Un des rituels les plus importants, le dernier mardi avant la nouvelle année, Tchahârchambé-Souri, consiste à allumer de grands feux dans la rue, le soir, et à préparer d’énormes marmites de Ash-Rechté, une soupe populaire, qu’on partage avec tout le monde. Les participants sautent au-dessus des feux, accomplissant par là un rituel qui doit garantir une bonne santé pour l’année à venir. Puis, les jours qui suivent, les familles élargies se rendent visite. Enfin, treize jours après la nouvelle année, tout le monde se retrouve pour des piques-niques gigantesques afin de profiter du temps à présent clément, dans une fête appelée Sizdah bé dar.
Le coronavirus a rendu toutes ces traditions impossibles. Le gouvernement appelle les Iraniens à rester à la maison, à ne pas rendre visite à leur famille, à ne pas organiser de fêtes. La plupart des Iraniens, qui rentrent habituellement voir leur famille pendant ces deux semaines, sont coincés à la maison. De l’intérieur, les seuls bruits qui rappellent la situation sont les hurlements lointains mais fréquents des ambulances qui transportent des malades. À l’extérieur, en cette période qui est habituellement la plus agitée de l’année, les rues sont étrangement désertes. Les écoles sont fermées et les cours se font désormais sur des chaînes de télévision nationale : chaque classe a cours à une heure différente.
Heureusement, les Iraniens ont deux passe-temps qui leur permettent de surmonter cette période : la cuisine et la poésie.
Les cuisines perdues
En quarantaine, les Iraniens cuisinent, partagent des recettes frénétiquement, font l’expérience de nouvelles épices, idées, se consolent dans la découverte de nouvelles saveurs et dans le mélange de recettes déjà connues. Les lumières et les bruits de cuisine brisent le silence et l’obscurité des rues, se répondent les uns aux autres à travers les jardins partagés des cours d’immeubles.
Ces histoires ont inspiré l’artiste Golrokh Nafisi, dont la dernière série de dessins s’appelle « la cuisine de la quarantaine ». Elle brosse les portraits de ses amis en train de préparer de nouveaux plats, et invite toute personne à la contacter pour qu’elle puisse faire son portrait inventé à partir des recettes qu’elle prépare. Pour elle, « la cuisine, coeur de nos maisons en temps normal, est aujourd’hui le coeur de la quarantaine. […] Une telle situation est normale pour les mères de famille, qui passent des heures à faire la cuisine, mais pour tous ceux qui vivent seuls, isolés, qui ont oublié à apprendre à cuisiner, ces moments passés dans la cuisine sont comme des retrouvailles avec un ami que l’on n’avait pas vu depuis longtemps […] De vieux livres de cuisine poussiéreux qu’on avait oubliés sont désormais lus avec la plus grande attention. »
Parmi ces livres, un des plus fameux est De l’ail à l’oignon, un volume de recettes de Najaf Daryabandari, auteur et traducteur de renom qui avait été emprisonné sous le règne du Shah pour ses oeuvres littéraires. En prison, il s’est pris de passion pour la cuisine, et une fois libéré a pris la décision de collecter les recettes à travers l’Iran.
Il y a quelques jours, un ami m’a montré un chapitre d’un livre de suggestions de recettes à faire avec les restes. En tournant les pages, nous sommes tombés sur la recette du « Koukou perdu ». Le Koukou est une omelette végétarienne, extrêmement populaire en Iran, que l’on peut faire avec des saveurs très variées, des herbes en tout genre, des pommes de terre, des aubergines, ou même du poisson, souvent adouci avec des morceaux de fruits ou de noix. La nuit suivante, nous préparions notre premier Koukou perdu. Accompagné du pain qu’un voisin avait cuisiné et nous avait envoyé par la fenêtre, nous avons même fait un « Koukou au coing », avec le doux fruit du cognassier, dont c’est actuellement la saison en Iran.
Poèmes aux fenêtres
L’autre grande activité du confinement est la poésie. En effet, afin de fêter la nouvelle année en dépit des restrictions, les Téhéranais cherchent des moyens détournées de poursuivre leurs traditions. Au lieu d’allumer des grands feux pour sauter par dessus, ils allument donc de petites bougies d’intérieur en récitant le poème traditionnel de la fête du feu : « Sorkhiyé to az man, zardiyé man az to » : « Que ta rougeur (santé) soit mienne ! Que ma jaunisse (maladie) soit tienne » – poème qui a pris un sens nouveau dans le contexte de l’épidémie actuelle.
Coincés en quarantaine, des Iraniens se récitent des poèmes par messages vocaux pour tenir compagnie à la famille et aux amis et compenser par le lyrisme des vers des vacances que l’on passe à distance. De manière plus visible, de nombreux confinés ont décidé de souhaiter la nouvelle année à leurs voisins en accrochant des poèmes à leurs fenêtres.
En ces jours difficiles, où nous sommes tous privés de contact humain, peut-être que ces bannières de Nowrouz peuvent offrir une lueur d’espoir, rappeler à nos voisins que nous partageons une ville, une maison et un monde. Ces poèmes incarnent les liens qui nous unissent, le futur que nous pourrons partager après la quarantaine.
Avec Nowrouz, le printemps est arrivé. Cette année, pourtant, nous serons privés du vent qui se lève, privés des fleurs que nous ne pourrons voir qu’à travers nos fenêtres. Les bannières qui se répandent à travers la ville rappellent pourtant que la quarantaine est temporaire, que la vie reprendra son cours, et qu’elle sera peut-être meilleure qu’avant !
L’amitié au temps du confinement
De mon côté, je fais de la corde à sauter dans le jardin de mon immeuble pour tâcher de rester en forme. Je suis devenu ami avec un petit garçon de 4 ans qui vit dans l’immeuble d’à côté, Amir Taha, qui m’appelle « Oncle Réza ». Coincé à l’intérieur depuis le début de l’épidémie du coronavirus, il me parle depuis son balcon, un étage au dessus du jardin où je fais mes exercices. Il me parle de ses jeux, des émissions qu’il regarde avec sa mère et de la famille de tortues qui se promène dans mon jardin.
Amir en profite aussi pour me réciter des poèmes, certains qu’il a appris à la maternelle, des poèmes patriotiques qu’il récite avec fierté et en se tenant droit ; d’autres qu’il a appris ailleurs, comme « Dokhtar é chirâzi », un dialogue entre une jolie jeune fille de Chiraz et un garçon qui l’aime.
Ses amis de la maternelle lui manquent : Amir Hossein, Sanaz, Parissa, mais il est résolu à ne pas les voir pendant longtemps. Donc pour l’instant, il a l’Oncle Réza, et j’ai Amir Taha ! Les seuls amis que nous avons désormais. L’autre jour, nous avons inventé un nouveau jeu : je fais des ombres chinoises contre le mur contre lesquels Amir se bat avec énergie : une manière de s’amuser tout en respectant la distanciation sociale…
Les musiciens de rue contribuent également à me désennuyer. Plutôt fréquents en Iran, ils ne passaient cependant dans ma rue qu’une fois par semaine, tandis qu’à présent, toutes mes soirées sont égayées par des concerts inattendus.